Les enjeux de la transmission mère-enfant dans les maternités précoces à la Réunion :
Résumé :
Les grossesses précoces sur l’île de la Réunion sont quatre fois plus nombreuses qu’en France métropolitaine. L’article reprend ici une étude ethnopsychanalytique sur six familles qui s’intéresse à l’impact de ces maternités sur le fonctionnement psychique des enfants issus de ces grossesses. Il s’avère que transgénérationnellement, la relation mère-enfant est fusionnelle, consécutivement à une angoisse d’abandon et à un fort besoin affectif maternel. De fait, l’enfant développe un sentiment d’insécurité psychique, présente des symptômes dépressifs et anxieux. Il apparaît également que mère et enfant possèdent un faux self ou tout du moins un défaut de spontanéité, une immaturité affective, se manifestant chez ces derniers par un repli sur soi ou inversement des tendances mégalomaniaques. L’article s’interroge sur la spécificité réunionnaise, l’héritage historique, le contexte culturel, pouvant expliquer l’ampleur ici de ce phénomène.
Mots clefs : grossesse précoce – maternité – adolescence – parentalité – île de la Réunion
Abstract :
The premature pregnancies on the Reunion Island are four more than as in metropolitan France. The article resumes here an ethnopsychanalytique study on six families wich is interested in the impact of these maternities on the psychic functioning of the children stemming from these pregnancies.
It turns out that trans-generational, has relation mother-child, is fusional, as a result of an anxiety of abandonment and of a strong maternal emotional need. Actually, the child develops a feeling of psychic insecurity, present depressive and anxious symptoms. It also seems that mother and child possess a false self or a defect of spontaneity an emotional immaturity, showing itself at the latter by a withdrawam of conversely megalomaniacal tendencies.
The article wonders about the from Réunion specificity, the historic inheritance, the cultural context, which could explain the scale here of this phenomenon.
Keys words : Premature pregnancy – maternity – adolescence – parenthood – Reunion Island
Introduction :
Quatre fois plus de grossesse précoces à la Réunion qu’en métropole (Breton, 2007). Qu’en est-il du développement psychique des enfants issus de ces grossesse au sein de la société réunionnaise ? On ne s’est intéressé qu’aux causes et aux mesures de préventions de ces grossesses, récemment aux conséquences sociales, mais jamais aux conséquences psychiques de cette forme de parentalité. Ce questionnement au cœur de notre doctorat en psychologie, n’a été traitée nul part, y compris à la Réunion. Département et région française d’outre-mer, l’île présente un melting-pot culturel (descendants de colons européens, d’esclaves en provenance du Mozambique, comoriens, malgaches, chinois de la région de Canton, indo-pakistanais de la côte Malabar de l’Inde…). L’étude a porté sur six familles du sud de la Réunion. Quatre d’entre elles étaient monoparentales. Dans les deux autres familles, les parents sont en couple, dans un cas, les enfants concernés par cette étude étaient issus d’un premier lit. L’âge actuel des mères variait de 19 ans à 44 ans, les enfants de 7 à 14 ans et demi et celui des pères géniteurs, de 26 à 53 ans. L’écart d’âge entre hommes et femmes se situait entre 5 et 9 ans. Nous avons rencontré au sein d’une même famille, une grand-mère de 44 ans et sa fille de 27 ans, ayant toutes deux eu des enfants précocement (la relation psycho-affective entre ces deux femmes fut également interrogée).
L’utilisation du récit de vie aura permis de prendre connaissance du vécu subjectif materno-infantile. La qualité psycho-affective de la relation mère-enfant a été objectivée pour les enfants, par le dessin de la famille ainsi que le Thematic Apperception Test (T.A.T) ; pour les mamans et la seule adolescente, par ce même T.A.T, complété par le Rorschach. L’approche ethno-psychanalytique est celle de cette étude, le terrain s’y prêtant particulièrement. Si Devereux en est reconnu être le fondateur, l’on doit à Freud d’avoir posé les jalons d’une prise en compte des faits ethnologiques dans leur dimension clinique. L’éthno-psychanalyse se propose d’utiliser de façon complémentaire l’anthropologie et la psychanalyse. Intervient la notion de « décentrage », capacité du clinicien à prendre en considération sa propre inclination subjective culturelle dans la relation transférentielle. Une position « méta-culturelle » évitant une classification psychiatrique trop rigide, relativisant les faits normaux et pathologiques à l’intérieur même de leur culture.
Nous poursuivons par l’exposé théorique de la relation mère-enfant dans le contexte des grossesses précoces à la Réunion. Nous exposerons par la suite les résultats de cette étude que nous discuterons.
Des mères en demande d’amour.
« Tout enfant saisit très vite que de l’avoir mis au monde, implique de la part de ses parents, de s’acquitter de quelque dette à son égard…Cette dette que l’on appelle dette symbolique, suppose qu’a travers son corps, ses bras et son regard, la mère après le naufrage de la naissance, offre la sécurité, l’apaisement et le narcissisme de base » (Kammerer, 2005, p.82-83). Pour Winnicott, « il n’est pas possible au petit enfant d’aller du principe de plaisir au principe de réalité […] hors la présence d’une mère suffisamment bonne » (1971, p.42-45).
Dans l’ « idéal parental », les parents avancent côte à côte, à la vitesse qui est la leur en fonction de leur vécu psychique respectif. Une avancée interdépendante, d’une part entre les deux parents, d’autre part entre parent(s) et enfant. Car au début de la dyade mère-enfant, « la mère, par une adaptation qui est presque de 100%, permet au bébé d’avoir l’illusion que son sein à elle, est une partie de lui […]. La tâche ultime de la mère est de désillusionner progressivement l’enfant, mais elle ne peut espérer réussir que si elle s’est d’abord montrée capable de donner les possibilités suffisantes d’illusion […] » (Id, p.44). Avant tout, « afin de prendre bien soin de son enfant, il est fondamental que […] la mère réussisse à bien gérer ses propres conflits […] pour qu’ils interfèrent le moins possible dans sa maternité » (Ibid, 1971, p.46). « Serai-je » une bonne mère ? Il s’agit d’un questionnement récurrent chez la parturiente ou la jeune maman, se traduisant parfois par une réelle incapacité psychique à s’occuper de l’enfant. Ces craintes aux fondements inconscients sont entretenues par des archétypes sociaux et familiaux de ce que doit être une « bonne maman ». Et puis, être mère peut se révéler ardu si l’on n’a pas bénéficié de l’appui pendant et après la grossesse d’une mère servant de modèle et de traductrice concernant ce nouveau monde qui se crée entre maman et bébé. Il arrive aussi que le personnel hospitalier projette ses propres angoisses, ses fantasmes à ces mères. Etre mère, cela ne va finalement pas de soi.
Il ne suffit pas d’avoir décidé la conception de l’enfant : être une bonne maman implique de désirer l’enfant avant, pendant et après la conception. Ainsi, famille, couple, mère, préparent l’arrivée de l’enfant : « la culture dépose dans la langue, des éléments d’inclusion notamment à travers noms et prénoms, qui se transmettent de génération en génération. Les circonstances de la naissance et de la nomination de l’enfant cristalliseront l’ensemble des signifiants imposés à celui-ci pour soutenir les vœux incestueux, mortifères, de réparation et autres, des parents » […]. Quand l’enfant vient au monde, il vient dans un système culturel préorganisé où sa place est pré-existante (Bendahman, 2011, p.225). Alors la parentalité ne commence peut-être pas à la naissance, mais avant la conception.
Dans une maternité ordinaire, la femme semble vivre à « travers » l’enfant ; quelqu’un a besoin d’elle : « dans la grossesse et les soins au nourrisson, les femmes retrouvent d’ailleurs cette position d’être aimable, d’être l’objet du désir de l’autre, non plus dans la relation à l’autre du couple mais dans la relation au nouveau-né » (Lesourd, 2009, p.136). Alors la mère, devient mère dans le regard de son enfant : « contrairement aux apparences, ce n’est pas la mère que l’enfant regarde. Il ne voit pas sa mère réelle […]. Il voit donc le maternel […]. La mère est conçue à partir du maternel » nous dit Delassus (2007, p.53). Ce qu’il voit cet enfant, c’est tout l’amour qu’elle n’a pas donné à quelqu’un d’autre.
Particulièrement pour un bébé féminin, dans ce maternage, l’enjeu est narcissique : « la mère-féminine, en retrouvant une plénitude narcissique à travers son double tout en étant renvoyée à ses propres origines de fille, permet à sa fille d’y puiser son image spéculaire où s’étayera son propre narcissisme féminin et où se construira son sentiment identitaire sexué ; c’est sur cet investissement narcissique de l’imago maternelle que va s’étayer le narcissisme de l’enfant et notamment pour la fille l’envie d’enfanter » (Le Guen cité par Bourgoin, 2011, p.193). À tel point que « quand des femmes sont confrontées à leur difficulté à enfanter psychiquement, cela provoque chez ces patientes des angoisses très archaïques, de dépersonnalisation, des fantasmes de dévoration, de parasitage ou de morcellement, enfin de vide » (Bourgoin, 2011, p.193-194).
L’on a souvent montré la maternité comme forcément heureuse, comme le plus beau moment de la vie d’une femme, dans l’art ou la publicité, « quand elles vont mal, quand elles se sentent mal, quand elles aiment mal, quand elles veulent du mal à leurs enfants, elles n’en peuvent rien dire » (Delassus, 2007, p.21). L’on peut d’ailleurs se demander si l’enfantement voulu sans anesthésie péridurale n’est pas finalement le symptôme d’une trop haute « estime » de la fonction maternelle, sur un mode (ou une mode) hystérique…« Souffrir » pour se sentir de « vraies mères ».
Dans tout cela, quelle place pour le père ? Une fois accouchée, le père « aidera [la mère] dans l’épanouissement de son sentiment maternel » (Dadoorian, 2005, p.74). Dans le regard de son compagnon, ce qu’elle veut voir, c’est ce fameux regard du père qui pourra lui donner l’envie de faire de cet enfant un cadeau pour lui. Nos parturientes nous montrent que la grossesse et les premiers moments de l’accouchement les font régresser dans un état infantile, demandant confirmation dans le regard de l’homme qu’elles sont l’égale ou meilleure que leur propre mère imaginaire. Une confirmation adressée au compagnon, au propre père et potentiellement au personnel soignant masculin (alors que dans le regard de la mère, des femmes, il s’agit de la confirmation d’être membre du cercle fermé des enfanteresses).
Cette demande de confirmation peut également précipiter la temporalité de la conception : l’absence d’un père semble « prédisposer certaines adolescentes à faire un enfant pour combler le vide affectif ainsi créé. Il est concevable que des jeunes femmes ayant peu ou pas connu leur père ou dont l’histoire familiale est fortement perturbée éprouvent des difficultés à s’inscrire dans un ordre généalogique et aspirent plus que d’autres à recréer une famille à partir d’elles-mêmes » (Le Van, 1998, p.146). Beaucoup d’auteurs mettent en avant le fait que nombre d’adolescentes tombent enceintes d’hommes bien plus âgés paraissant « n’avoir pu remanier la relation de petite fille, idéalisant un père resté un partenaire amoureux imaginaire inégalable […]. L’interdit de l’inceste semble ne pas avoir été intégré, ce qui laisse [la jeune femme] dans la culpabilité et le doute quant à la légitimité de sa maternité », explique Le Van (Ibid). Dans son étude, Dadoourian évoque des cas où les parents de ces jeunes-femmes, avaient déjà un écart entre eux d’une dizaine d’années (2005, p.108), allant dans le sens d’une répétition générationnelle. Ainsi l’adolescente passe par l’acte sexuel avec un substitut fantasmatique du père, mettant en acte cette rivalité à la mère : « le désir d’égaler la mère est présent chez la toute petite fille […]. Ce désir s’exprime, dans le processus oedipien, par le souhait fantasmatique de la fillette d’avoir un enfant du père […]. L’adolescence réactive ce processus, faisant resurgir les désirs oedipiens anciens en même temps que les pulsions qui avaient été contenues lors de la période de latence» (Chouchena ; Soulé ; Noël, 1985, p.2655). Pour le Van, ces filles rapportent leur activité sexuelle à un échange de tendresse (1998, p.146), ce que dit également Lesourd en citant Freud : « leur besoin ne les fait pas tendres à aimer, mais à être aimée et leur plaît l’homme qui remplit ces conditions » (2009, p.44).
Pour Dadoorian, l’enfant apparaît alors comme un cadeau faisant plaisir au père imaginaire, réparant une relation également conflictuelle : « quoique que les conflits avec la mère soient les plus fréquemment évoqués, beaucoup de jeunes ont dit avoir aussi des difficultés relationnelles avec leur père. Pour elles, ils sont désintéressés et se désengagent. Les rapports sont souvent pressentis par l’adolescente comme distants et négatifs » (2005, p.75). De même ces mamans « sont en général abandonnées par le père de l’enfant, principalement parce qu’aucun lien émotionnel réel ne s’est développé » (Deutsch, 1967, p.125). Dans l’étude de Dadoorian, les jeunes filles confient aussi avoir l’intention de laisser l’enfant à leur propre mère, l’enfant apparaît ainsi dans un second temps, cadeau à cette femme (Dadoorian, 2005, p.107). A défaut d’avoir le sentiment d’être aimé par les pères, ces jeunes filles pourraient l’être par les mères. De fait, toujours dans cette étude, des femmes ont confiées avoir fait l’enfant pour répondre au désir de leur mère d’avoir un petit-enfant. Des grand-mères estiment même leur fille trop jeune pour s’occuper de l’enfant, vivant une maternité par procuration : « ce bébé d’ailleurs souvent donné à la mère de l’adolescente, est un complément phallique de la mère de la jeune fille. La jeune fille répond ainsi, et à son désir oedipien d’avoir un enfant du père pour être comblé et au désir qu’elle prêtait à sa mère quand elle était enfant, un désir d’enfant […]. La jeune fille se place, elle, en fonction de père imaginaire capable de combler sa mère » selon Lesourd (2009, p.184). Alors la fuite du père arrive à point nommé : les pères ayant fait défaut, « pendant le temps de la grossesse, et juste après la naissance, la mère mauvaise est oubliée, la jeune femme tentant de se donner une nouvelle chance de se rapprocher de sa propre mère […]. Il semble s’agir d’une problématique orale » dit Mouras (2004, p.97-101).
Une fusion :
« L’image, c’est un cycle menstruel ou un accouchement […].Tout est bien symétrique »[1].
Si l’enfant issu d’une grossesse précoce est désiré inconsciemment pour des raisons narcissiques de réparation de soi, cela laisse penser que l’investissement affectif de l’enfant par la mère sera égocentré. Il est possible que les désirs des enfants ne soient pas réellement reconnus, acceptés et que les désirs qu’on leur prêtera, ne seront que les désirs des mères elles-mêmes, « comme si elles grandissaient à travers l’enfant et qu’elles effaçaient leur propre enfance […]. Les jeunes mères délèguent souvent à leurs enfants le soin de réussir où elles ont échoué » rappelle le Van (1998, P.161). Le succès de l’enfant « peut constituer […] la preuve qu’elles sont de bonnes mères : la mère ne sait plus être que mère et vie par procuration » (Ibid, p.153). Aimer, pour se sentir vivre : « le passage à l’acte est une façon pour le sujet de ce représenter aux yeux des autres dans son agir même […]. J’agis donc je suis » explique Lesourd (2009, p.149). Un agir qui pourrait se rapprocher d’une certaine forme de comportement ordalique.
Ces jeunes sont soumises au principe du plaisir, ayant « tendance à donner priorité à l’immédiat […]. L’enfant est pour elles une gratification immédiatement accessible et elles ne s’inquiètent guère de la précarité de leur situation et de leurs ressources financières » assure Le Van (1998, p.161) et « en dépit de toutes ces contraintes, il est très fréquent d’entendre l’adolescente dire qu’elle est heureuse d’être enceinte » (Dadoorian, 2005, p.12). Le principe de réalité, est ici presque dénié, postulant qu’un enfant n’a besoin que de l’amour de sa mère pour être heureux (Le Van, p.161) reléguant le père au simple géniteur. Une fusion mère-enfant qui s’installe au profit d’une relation qui devrait être ouverte sur le monde grâce au tiers séparateur paternel.
Selon Deutsch « le problème de l’infantilisme [est] le facteur le plus important dans la maternité précoce des jeunes-filles, […] caractérisée par le besoin narcissique d’être aimée. L’intolérance à la frustration est marquée […]. Ces filles répondent très vite à la séduction, non à cause de l’intensité de leur appétit sexuel, mais à cause de leur faim de plaisir [entendu comme attaché au principe du plaisir] » (1967, p.123) ; « le surmoi et l’idéal du moi sont faiblement intériorisés » (Mouras, 2004, 97-101). La qualité interactionnelle qui en découle, apparaît inadaptée à une croissance psychique saine chez l’enfant ; chez Freud, les premières fèces données aux parents sont les premières monnaies infantiles données en échange d’un sourire parental, le bébé, dans notre contexte, prend donc la place des matières fécales : « leur relation à la dépense était bien souvent infléchie par des expériences anciennes de carences d’affection, de responsabilisation et d’interdits. Certaines avaient grandi auprès de parents culpabilisés et tentés d’acheter leur alliance inconditionnelle. Ils avaient peiné à les frustrer, de crainte de perdre leur amour » (Kammerer, 2005, p.82). Le bébé devient ici « monnaie d’amour ».
Mais toutes les jeunes filles carencées affectivement ne s’engouffrent pas dans la grossesse : « les naissances précoces à la Réunion s’intègrent généralement dans des trajectoires de type familiale…» (Breton, 2005). Dans une région où les taux de chômage, d’illettrisme sont les plus importants de France « les jeunes femmes trouvent dans la maternité une certaine reconnaissance sociale, notamment dans les milieux populaires où la fin de l’adolescence est marquée plus nettement par la maternité que par l’accès à la profession » (Breton, 2007, p.186). Si à la Réunion, du fait d’une forte pression masculine, elles ne peuvent sublimer par le travail, il reste la possibilité d’enfanter : « la mère tout d’abord, ses sœurs, ou les filles aînées s’habituent à gérer le monde domestique où les hommes sont souvent absents […]. Les hommes sont réduits à n’être que de passage dans les maisonnées où cohabitent plusieurs générations de mères sans maris […] » (Ibid, 2007, p.186). C’est ce que montre notre étude : l’enfant permet facilement et rapidement d’exister, apparaît comme palliatif au vide affectif. L’enfant est alors plus urgent que l’emploi, permettant plus facilement d’avoir un statut social reconnu localement : psycho-socialement, il y a pleinement satisfaction dans le « rôle maternel » : « un tableau. C’est très beau […] La mère paraît très proche de sa fille. La posture de sa mère fait comme une vague de tendresse qui enveloppe toute l’image »[2].
Résultats :
Dans notre recherche, nous observons un attachement insecure de type « ambivalent », le rapport mère/enfant se construisant sur un paradoxe. L’on demande à l’enfant d’être « enfant » à certains moments et d’être « parent de son parent » à d’autres. Cette trop forte « demande à être » émanant de la mère nourrit la construction d’un faux self ou encore un défaut de spontanéité émotionnelle et attitudinelle. L’enfant chéri doit pouvoir combler en tous points sa mère. Les contenus des tests projectifs montrent, chez mères et enfants, le fantasme de relation spéculaire, l’angoisse d’abandon, le désir de castration, l’investissement du ventre… La relation doit alors être fusionnelle, parfaite. Mais l’idéal étant impossible à obtenir, il convient d’être exigeant avec les enfants à la moindre tentative de leur part de s’autonomiser, de créer leur propre identité. Cela donne des enfants perdus dans leur positionnement au monde, ayant des difficultés face à la frustration, dans une sorte de « demande » constante, ou encore à l’arrêt de leur développement affectif.
Fuyant la relation à leur propre mère, pour ces mamans, l’enfant devient la solution pour quitter le domicile parental et alors redistribuer les places de chacun au sein de la famille. L’enfant apparait investi pour ce qu’il promet, pas pour ce qu’il est. Pour grands-mères, mères et enfants, il s’agit de remplacer oedipiennement le mari, le père. La grand-mère ne sert pas de tiers séparateur, puisque cette dernière encourage par sa posture d’archi-maternel, la matrifocalité. La grand-mère revit également par procuration, sa toute puissance maternelle, en tentant elle aussi la fusion avec son petit-enfant, ce dernier venant souvent combler chez cette dernière, le vide laissé par la misère conjugale. L’oncle n’a pas non plus une fonction paternelle comme dans le schéma matrilinéaire présenté par Malinowski (1932) en Mélanésie : à la Réunion, il ne s’investit pas plus que dans la plupart des sociétés occidentales. Le père, lui, est chassé des actes éducatifs et s’en exclue lui-même, désabusé de se battre contre l’instance maternelle, encouragé de son côté par la répétition de son propre schéma trans-générationnel. A tel point que nôtre étude révèle un basculement dans l’incestuel, soit « des équivalents d’incestes » (Benvenuti, 2011, p.220). Il n’y a pas de différenciation des êtres et du coup il n’y a pas de réelle création de Surmoi, ce dernier étant héritier du complexe d’Œdipe : « dans ce cas l’attraction mutuelle mère-enfant ne peut être que narcissique, car l’objectalité lié au sexuel génital est […] post-oedipienne…Par la suite, le moyen utilisé par la mère qui ne souhaite pas voir s’achever l’unisson primaire s’inscrira dans le registre du narcissisme […]. La mère idolâtre son enfant, le surestime […] en vérité le floue pour […] qu’il ne puisse se séparer d’elle. L’enfant n’ose plus s’éloigner, s’affronter au monde, tant il craint de déchoir de son piédestal » (Robion, 2003, P.65-77). L’on voit l’importance d’une instance paternelle tierce séparatrice dont les enjeux (narcissiques) conduisent à l’ouverture au monde. Car l’incestuel se nourrit de lui-même, tel le processus des vases communicants.
Ainsi les fillettes, adolescentes et jeunes-femmes poursuivent l’œuvre de leur propre mère en étant elles-mêmes suppléantes dans le travail domestique, dans le maternage des cadets ; les petites filles sont également invitées à rester « bébé » le plus tardivement possible (sevrage du sein et propreté tardifs, partage du lit parental…). A d’autres moments l’enfant est en « trop » lorsqu’il est « bébé quand il ne faut pas ». Les enfants deviennent un peu les parents de leur(s) parent(s), mère de leur mère, au point que dans notre étude, ils doivent répondre aux demandes de confirmation d’amour imprévisibles ou incongrues, de leur propre mère.
Au final, l’enfant permet à sa mère de se positionner socialement en « victime de la vie », femme entièrement dévouée à son enfant. Il apparaît par ailleurs, que si certaines mères sont excessivement autoritaires, d’autres n’arrivent à se faire obéir que par le chantage affectif qu’elles mêmes ont mis en place. Frustrer leur enfant, dans cette relation spéculaire, revenant à se frustrer soi-même.
Dans cette dyade, le père n’impose pas sa présence. Parce qu’il ne le souhaite pas et/ou parce qu’on ne le lui permet pas. Ainsi, les beaux-pères parfois se succèdent.
Des tests projectifs, il apparaît que le rapprochement père-fille était fortement encouragé par ce père. Devenu l’idéal, le père est aimé pour l’évasion (temporaire) qu’il permettrait des conflits mère-fille, mais aussi haï pour l’abandon qu’on lui prête (les femmes de l’étude font l’écho d’adultères de leur père, qui sera alors chassé par la mère). L’homme rencontré plus tard, ne peut pourtant arriver à la cheville du père et sera alors investi minimalement pour cette raison, mais aussi parce qu’il n’inspire pas confiance, car pourrait abandonner à son tour. Si l’homme (dans les débuts de la relation conjugale) est désiré, c’est sur un versant paternel. Mais lorsqu’il souhaite être amant, la fille devenue mère n’est plus intéressée, toute à sa fonction maternelle toute puissante, comme l’était sa propre mère jadis. Une fois maman, les rapports sexuels sont désinvestis (d’ailleurs, laisser l’enfant dormir dans le lit parental, protège des assauts sexuels masculins).
De fait, l’homme dépourvu de sa virilité après la naissance de l’enfant est le « colocataire » d’une mère en pleine possession phallique. La relation fusionnelle qu’on repère dans cette recherche, empêche la création chez l’enfant d’un vrai-self, d’une unité psychique et de défenses moïques stables et adaptées aux aléas de la vie. On aura observé chez ces mères des structures border-line avec un Idéal du moi amenant excessivement à vouloir plaire au tissu social. Mais aussi des structures de type hystérique, avec un Surmoi punitif. Par ailleurs des traits abandonniques s’observent chez toutes les mamans de cette étude. Les enfants eux, sans faire l’objet de diagnostics structurels, semblent se construire « dans la peur d’événements punitifs, de cris soudains. Chez certains, l’on constate une autonomie affective trop précoce (où l’enfant ne demande plus par peur d’être déçu), chez d’autres au contraire une immaturité affective, constamment dans la demande. Il apparaît que les enfants doutent à leur tour, d’être de « bons enfants » : la forte pression sur les enfants qu’ils sentent peser sur eux les amènent à des symptômes dépressifs. Ces enfants grandissent alors dans cette dette symbolique et affective vis à vis de leur mère et présentent un manque de confiance en soi ; certains compensant d’ailleurs par des traits mégalomaniaques. Dans la globalité, ces enfants veulent eux aussi être à tout prix désirés par leur mère ; ainsi s’observe dans certaines familles une forte jalousie fraternelle.
Dans les dessins de la famille et T.A.T, il apparait que ces enfants perçoivent la souffrance conjugale de leur mère et angoissent d’une séparation parentale. La tension conjugale étant importante dixit les femmes interrogées. Le fantasme de réunification parentale est également présent: « c’est une dame qui ouvre la porte. Elle est surprise. Soit elle a vu quelque chose qui ne lui plaît pas. Ou alors elle a surpris son mari avec une autre femme. Soit c’est une rupture, soit ils se remettent ensemble. Je pense qu’elle va pardonner »[3].
Discussion et conclusion :
Etant donné les statistiques des grossesses précoces sur l’île, l’on peut se demander si la société réunionnaise, ne vient pas « faciliter » ce phénomène, « symptôme » d’une structure psychique plus ou moins collective l’y encourageant. Ici, les grossesses précoces ne seraient-elles que l’expression d’une faille narcissique d’un Moi individuel et familial très atteint ? L’expression exacerbée de relations mères-filles déjà historiquement bancale ? Pourchez (2000) dit à ce propos que sur l’île la fécondité est une qualité très attendu chez la femme et que cela conduit des femmes à prendre une contraception en cachette du conjoint, des parents. Selon elle, dans le temps lontan, lorsque les femmes n’étaient pas fécondes, elles subissaient facilement des violences. Ceci place certaines réunionnaises en simples reproductrices et questionne l’« être mère » et plus généralement l’être femme localement.
L’on ne peut tirer de conclusions trop généralistes sur les conséquences psychiques chez l’enfant issu d’une grossesses précoce à la Réunion, mais le risque de souffrance psychique est réel étant donné l’importance du phénomène, au delà d’une prévention contraceptive déjà présente, peut-être faudrait-il proposer une information concernant la parentalité dès le collège, un accompagnement dans l’éducation parentale plus significatif autour de ces grossesses, notamment au sujet de la place du père. Les initiatives psycho-éducatives du secteur médico-social plus présentes.
Cette matrifocalité finalement handicapante, nous alarme concernant l’insertion des enfants de cette étude: la jeunesse locale consécutivement au chômage élevé, n’ayant le choix de la migration pour l’emploi et la formation, vers un monde occidental des plus instable, individualiste et toujours plus compétitif.
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Winnicott, D.W. 1971. Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.
[1] L’une des mamans de notre étude, face à la planche 9 du Rorschach.
[2] Réponse d’une maman à la planche 7 GF du T.A.T
[3] Nous dit l’une des fillette de notre étude à la planche 5 du T.A.T
Par David GOULOIS, Psychologue clinicien, 10 C chemin parc Cabris, Grand-Bois, 97410 St Pierre, Ile de la Réunion, tel : 0693917865, mail : david.goulois974@orange.fr
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